L’HEURE N’EST PLUS AUX SLOGANS
Le 14 janvier 2011, les tunisiens étaient solidaires lorsqu’ils avaient manifesté leur ras-le-bol contre les exactions du pouvoir en place, pointant du doigt les inégalités sociales, les disparités régionales, et le chômage. On avait alors le droit de rêver d’un avenir meilleur.
Aujourd’hui, sept années et demie plus tard, le chômage est loin d’être résorbé, la pauvreté gagne du terrain, l’inflation est alarmante et la pression fiscale insoutenable !
Les luttes partisanes occupent, plus que jamais auparavant, le devant de la scène, semblant avoir d’autres priorités, notamment d’ordre idéologique. En contrepartie, la société civile ne paraît pas en mesure de présenter un contrepoids réel, divisée par les égos et les luttes corporatistes, et en l’absence d’un rassembleur crédible.
Mais ceci ne peut pas, à lui seul, expliquer cela ! Alors, et avant de parler de compétence ni de capacité à conduire les réformes, il est important de rappeler que les révolutions ont toujours engendré une grande fragilité sociale.
Prenons le cas de la révolution française par exemple. Le regrettable Condorcet, scientifique dont le seul tort fut d’avoir consenti à rédiger la constitution de 1789, fit le constat qu’à défaut d’un programme consistant, d’instruction publique, la révolution risquait fort de déboucher sur une impasse, situation qu’il qualifiait de «dictature de l’ignorance». Il ne tarda d’ailleurs pas à en faire lui-même les frais, emprisonné puis retrouvé mort dans sa cellule.
Dans un autre cas, que certains pourraient penser plus proche de notre culture, nous citerons le verset 11 de la sourate 13 (Le Tonnerre), qui stipule que :
«Dieu ne change les conditions d’un peuple, que si les individus changent ce qui est en eux-mêmes»
En fait, si on en parle, c’est parce que de nombreux penseurs soutiennent que l’avènement de l’islam, au-delà de son côté religieux, était une véritable révolution culturelle portant un projet de société. Cette injonction morale s’accorde d’ailleurs parfaitement à une telle lecture.
Dans notre cas, une telle fragilité est manifeste à travers les débats surchauffés entre droits-de-l’hommiste, experts autoproclamés et autres activistes, amplifiés par les média et relayés par la société civile, et qui ont conduit, parfois à coups de slogans, à faire valoir une véritable dogmatique.
Ainsi et à titre d’exemple, il semblait couler de source qu’on doit mettre un doigt dans l’encre, et instituer un organe indépendant permanent d’élections, pour éviter les fraudes électorales ! Ce ne sont pourtant que des leurres ; il est même évident qu’en perdant son caractère administratif censé en assurer la neutralité, l’organisation des élections passe sous l’influence des forces politiques et risque tôt ou tard de perdre toute crédibilité. Entre temps, une seule chose est sûre : cela nous aura occasionné des dépenses dont on aurait bien pu se passer en ce moment difficile.
On pourrait trouver cette question quelque peu secondaire ; seulement, si l’implication des politiques dans la gestion des affaires courantes devenait la règle, nous risquons fort d’ouvrir grand les portes de la corruption.
Entretemps, les difficultés continuent à s’amplifier. Alors, n’avons-nous pas, aujourd’hui suffisamment de recul, pour se regarder calmement, droit dans les yeux, pour s’assurer qu’on n’est pas sur une voie sans issue, et envisager, le cas échéant, de changer de cap ?
DE L’AMELIORATION DES CAPACITES A CONDUIRE LES REFORMES
Le pire, c’est que, jusqu’à ce jour, on n’enregistre aucune vision stratégique partagée pour sortir de l’impasse, le constat et les objectifs de développement fixés par les gouvernements successifs, restant insuffisants pour apporter des solutions durables.
L’établissement, en effet, d’un diagnostic pertinent reste incontournable, et cautionne, de mon point de vue, la viabilité de toute feuille de route.
Certaines réformes préconisées ont été même limitées à une approche purement législative, sans se soucier de ses dimensions opérationnelles. Quant à la question essentielle du développement des régions, elle a continuellement été appréhendée en proposant la création d’un ministère du développement, ou encore l’institution d’un fonds pour le développement régional.
Or, cette question relève des stratégies d’aménagement du territoire, dans le cadre desquelles, les mesures juridiques, institutionnelles ou même financières, sont considérées comme des mesures d’accompagnement, et sont donc les dernières à se mettre en place, en vue de faciliter la mise en œuvre ; le problème est pris à l’envers. Alors :
– Créer une institution quand il y a une question à résoudre, c’est reconnaître ipso facto qu’il n’y a pas de stratégie ; en particulier, la création d’un ministère en charge du développement régional est en double emploi avec celui en charge de l’aménagement du territoire, lequel dispose de nombreuses réflexions stratégiques inexploitées ;
– De même, créer un fonds pour le développement des régions défavorisées, est une mesure de financement qui ne peut s’adresser qu’à des investisseurs ; elle ne peut donc lever le principal obstacle, qui se situe au niveau de l’attractivité des régions, directement liée à la capacité de leurs réseaux urbains à dynamiser l’économie, aspect stratégique essentiel totalement ignoré dans tous les programmes de développement élaborés depuis le 14 janvier 2011.
Tout ceci pose de façon plus ou moins directe, la question de la consistance des réformes et de la capacité des services chargés de les mettre en œuvre.
En fait, cette question n’est pas nouvelle, et plusieurs rapports avaient déjà signalé que les réorganisations hâtives subies par l’Administration, avaient pour effet de compromettre son efficacité et sa capacité à capitaliser l’expérience acquise.
Après 2011, la situation a empiré, du fait des changements accélérés des gouvernements, chose qui, de plus, a engendré une baisse sensible de la productivité des services publics, et un fort déséquilibre du budget de l’Etat.
Ceci pour dire le doute que je me permets de formuler quant à la capacité actuelle des services de l’Administration publique, à concevoir et conduire des réformes qui permettraient de pallier les insuffisances qui avaient conduit à la révolution.
Je pense, à cet effet, que deux types de précautions sont à prévoir :
– Assurer une concertation, aujourd’hui jugée insuffisante, sur la consistance des réformes pour en assurer la viabilité ;
– Accompagner ces réformes par des mesures permettant de remettre « en selle » les services concernés et développer leurs capacités de planification et de gestion.
GARANTIR L’EFFICACITE DE L’ACTION COMMUNALE
Tout le monde s’accorde sur le fait que les communes sont appelées à jouer un rôle essentiel dans la gestion de la vie locale. Ce rôle avait été jusque là, plus ou moins bien rempli, selon les moyens des communes, et les aides accordées par l’Etat, les politiques de décentralisation annoncées ayant souvent souffert, pour mieux se concrétiser, d’une certaine absence de volonté politique.
La mise en place après la révolution, des délégations spéciales, suivie d’une décision du Gouvernement (octobre et novembre 2012) de dissoudre le corps des contrôleurs municipaux et de le fusionner avec celui de la police municipale fut un coup dur pour les municipalités.
Tout d’abord, elle induit un transfert abusif d’attributions du ressort des municipalités et que la police municipale ne peut en aucun cas effectuer : suivi des constructions autorisées, récolement d’implantation et récolement de fin des travaux, traitement des Immeubles menaçant ruine (IMR), participation à la délivrance et au contrôle des autorisations de voirie de catégories A et B…
De plus, elle avait livré les municipalités à l’anarchie, engendrant les effets qu’on observe, au-jourd’hui, de prolifération des constructions en infraction et des occupations des espaces publics. De plus, cela a donné naissance à un sentiment de non-droit, à l’origine de conflits fréquents entre voisins, et qui pourrait représenter, en se multipliant, un véritable risque social.
C’est cette situation qui n’est pas de tout repos, à laquelle devront faire face les conseils municipaux nouvellement élus, dans une méconnaissance de leurs rôles et de la gestion municipale, dans une situation de démobilisation parfois des fonctionnaires municipaux qui venaient de connaître, depuis quelques années déjà, un passage à vide, avec une nouvelle loi organique des communes, sans oublier les nombreuses communes nouvellement créées.
Ajoutons à cela, de nombreux citoyens surexcités voulant participer aux travaux des commissions au titre de démocratie participative.
Par ailleurs, en prenant connaissance de la nouvelle loi sur les communes, certaines dispositions nous interpellent :
– Tout d’abord, la loi prévoit, des dispositions qui devraient relever du code de l’urbanisme (en parlant de Plans d’aménagement urbain, ou de permis de construire), ainsi que des questions qui ne sont généralement pas du ressort d’une loi (tels que des programmes d’action) ;
– Ensuite, elle ouvre la porte à une participation des élus dans la gestion courante, notamment à travers une commission des permis de construire et des lotissements (dont les dossiers ne concernent pas du tout les mêmes personnes ni les mêmes institutions) ; et là, c’est la voie ouverte à tous les abus.
Nous pensons donc que ces dispositions engendrent des risques importants pour une gestion saine des affaires locales, auxquels il va falloir faire face :
– Dans le cadre des circulaires d’application ;
– En rétablissant sans délai un corps des contrôleurs de voirie (techniciens assermentés) dans leur forme traditionnelle, c’est-à-dire rattachés aux services techniques, et pour permettre de maîtriser la construction sans avoir à se retrouver face à des immeubles de plusieurs niveaux construits en infraction, et devoir établir des arrêtés de démolition difficiles à exécuter ;
– En élaborant des cavaliers budgétaires à soumettre à l’ARP dans le cadre d’une loi des finances complémentaire pour pénaliser les constructions en infraction qu’on évitera de démolir ainsi que les transformations d’usage non réglementaires, et taxer la plus-value des constructions qui ne portent pas atteinte aux droits des tiers et qu’on pourrait régulariser, les produits des taxes et pénalités devant être répartis entre l’Etat et les communes selon des clés à définir.
Fathi ENNAÏFER
Membre d’Honneur de notre Chambre